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Retour à Sand Hill    

Kateri Lemmens

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Des ruses
Je comprends pourquoi il m’a proposé de travailler le soir, « moyennant une intéressante majoration de mon salaire ». Au départ, le prétexte, c’était simplement de travailler plus, de faire progresser son grand œuvre. Il sait que je me donnerais sans ménagement pour qu’il puisse terminer. Depuis lors, nous avons passé un temps fou dans les parcs et dans les musées. De l’entraînement, comme il dit, quand nous allons « visionner » des œuvres qu’il connaissait déjà. « Pour le plaisir de les reconnaître ». Ou pour me mettre à sa main. M’accorder à « son diapason ». Dans les parcs, il trouvait un malin plaisir à confronter sa vision à la mienne : tout ce que je ne voyais pas, il l’entendait, le sentait, l’appréhendait.
Et puis, hier, j’ai enfin compris. Ça me paraît assez délirant, mais comme c’est Stern, au bout du compte, ce n’est pas si étonnant que ça. Il m’a entraîné dans le séjour, ce qui, déjà, était plutôt étrange : il ne m’avait jamais permis de mettre les pieds dans le séjour. Il m’a demandé d’éteindre toutes les lumières et de me mettre devant la fenêtre. Quelques flocons glissaient dans l’air bleu du soir d’hiver. Stern se tenait juste derrière moi. Même si je l’ai toujours pensé inoffensif, ce soir-là, sa proximité silencieuse me pesait.
Il a fini par s’expliquer.
— Observez bien, Brunswick. Si je peux me fier à ce que cette chère Adélaïde m’a affirmé, d’ici, lorsque nous nous trouvons dans l’obscurité, il est impossible de nous voir. Or, devant nous, il doit y avoir plusieurs maisons de logement. À votre droite, dans l’immeuble de style déco, au dernier étage, tout juste devant nous, il y a une grande porte vitrée et deux fenêtres. Vous voyez ?
Oui, je voyais.
— Bien. Ces fenêtres s’ouvrent sur un petit appartement. Alors, bientôt, je ne sais quand, on devrait entrer, allumer la lumière et quelqu’un, une femme, va pénétrer dans la pièce. Il n’y a pas de stores, pas de rideaux. Adélaïde me l’a confirmé. Et puis, vous voyez, c’est bien haut, ça aurait été presque inutile. Il faudrait être horriblement pudique. Quand les fenêtres et les téléviseurs vont s’illuminer comme autant de petits feux de joie dans chaque logis, nous, nous allons rester dans le noir et observer. En fait, vous allez observer pour moi, de vos grands yeux de biche attendrie, mon cher Brunswick. Là-bas, de l’autre côté de la rue, derrière ces fenêtres, une femme, une jeune femme va apparaître. Cette femme, nous l’appellerons mademoiselle A.
— MademoiselleA.?
— Oui,mademoiselleA.,et votre tâche sera de tout me dire, tout. Je veux connaître ses moindres gestes, chacun des vêtements qu’elle porte, ceux qui viennent la visiter. Tout a de l’importance pour moi. Rien, pas le moindre de ses tremblements, pas le moindre sourire s’épanouissant sur ses lèvres, rien ne devrait m’échapper. Vous me comprenez ?
Là, je me suis dit que Stern dérapait. Il avait perdu la tête. Si c’était encore une façon de me tester ou de se payer ma gueule, je ne marchais plus du tout. Du délire. J’ai marmonné une vague interrogation.
— Mais que pensez-vous, Brunswick ? Que je vous verse un salaire mirobolant pour votre travail ridicule ? Prendre des notes, recopier des manuscrits, écouter mes délires ? Voici la véritable raison de votre présence auprès de moi, l’unique justification de votre embauche et de ces longs mois d’entraînement. Ce que je vous propose est on ne peut plus clair : si vous acceptez, vous irez avec moi jusqu’au bout. Bien entendu, je compte sur une discrétion absolue. En contrepartie, vous financez vos études et vous terminez votre diplôme avec des notes reluisantes et tout cela, avec mes meilleures recommandations. Si vous refusez, vous avez trois minutes pour quitter les lieux et ne jamais y remettre les pieds. Si vous racontez quoi que ce soit, je vous ferai jeter hors de l’université pour une horrible et honteuse affaire de plagiat. Et je sais comment m’y prendre.
Je n’en revenais pas.
— Ça, juste ça?
Stern a bougonné. Puis, comme pour m’amadouer, il a ajouté :
— Oui,Brunswick,juste cela, mais il faut que vous compreniez que ce que je vous demande est d’une importance capitale pour moi. Je ne peux compter que sur vous. Je vous ai choisi, Ludovic, dès le début, je ne vous ai choisi que pour cela.
Il a laissé filer quelques secondes, soupiré, puis a dit:
— Si vous acceptez, nous commencerons dès demain. À cette heure de ma vie, à ce moment précis de mon existence, rien d’autre ne compte. Réfléchissez bien, et si vous revenez, revenez pour la bonne raison.
Regarder la nuit
Étrange soirée. Je me doutais bien que ce serait ainsi. Quand je suis arrivé chez lui, Stern avait de la difficulté à se maîtriser. Il déchiquetait « du Kant ». Il commençait par La Critique de la faculté de juger, et que si ce n’était pas assez, il se mettrait à la raison pratique. Pour me rassurer, il avait dit que, de toute façon, il en possédait plusieurs exemplaires, qu’il n’aimait pas cette traduction puis a ajouté :
— Savez-vous ce que ce cher Nietzsche a écrit sur Kant, Ludovic ? Il a écrit que Kant était un « fanatique de la morale comme Rousseau ». J’approuve : Kant, c’est vraiment ce qu’il y a de mieux à réduire en miettes.
Stern s’acharnait sur Kant et le plancher se couvrait de fragments de papier. J’avais peur qu’il ne poursuive jusqu’à la raison pure, que ses nerfs ne tiennent pas le coup, qu’il pète un câble. Il fallait que cette perspective cesse enfin. Qu’il se produise un événement. Qu’elle arrive.
Quand la lumière s’est allumée, j’ai ressenti, à mon tour, une certaine forme d’excitation. Stern, quant à lui, ne se contenait plus.
— Alors, vous la voyez ? Dites-moi vite, Ludovic.
Non, je ne pouvais pas encore la voir, je n’avisais que son appartement. De chez Stern, on observait un balcon donnant sur une grande porte vitrée qui laissait apparaître la cuisine et le salon formant une seule et vaste pièce. On découvrais deux autres fenêtres qui devaient marquer l’emplacement de la chambre et de la salle de bains. Je trouvais l’endroit fade, sans vie aucune.
Je l’ai dit à Stern : c’est fade.
Stern a hurlé : fade ? Mais qu’est-ce qui est fade ?
— Je ne sais pas,j’air épondu.On ne sent rien en regardant. Ça n’a aucune personnalité, c’est comme mort. C’est tellement inintéressant.
— Mais qu’est-ce qui est inintéressant?
— Je ne sais pas,tout. Tout ce que je vois.
— Écoutez,Brunswick,vous savez bien ce que j’attends de vous. Nous nous entraînons depuis des mois. Je vous dispense de prononcer des jugements, je veux que vous me disiez ce que vous voyez vraiment.

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